Par Philippe PELLETIER Géographe spécialiste du Japon, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2
Photo Claudine Girod
Il nous incombe d’écrire une nouvelle page de l’histoire, celle de notre lucidité face à l’engrenage de la surenchère sécuritaire et guerrière afin de s’en prendre aux vraies causes. Il ne s’agit ni d’un recul ni d’une abdication, mais de la prise de conscience du fait que, depuis plus d’un siècle, la guerre, dans cette partie du monde comme dans d’autres, n’est pas la solution mais le problème.
Avec les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, les Européens découvrent ou redécouvrent, qu’ils sont en guerre : la guerre en Mésopotamie, laquelle continue de se déployer ailleurs.
Une guerre qui, conformément à l’asymétrie générale imposée par les puissances nucléaires et par les nouvelles technologies militaires, ne se cantonne plus à des fronts fixes dans une seule région.
Une guerre imposée
Une guerre qui peut donc frapper partout en Europe occidentale.
Une guerre qui fait paradoxalement écho à ceux qui pointent les talons d’Achille du capitalisme contemporain, à savoir les nœuds de communication (aéroports, gares…), mais sous un autre objectif : car la tactique qui les vise ne paralyse rien, sinon provisoirement, sinon les esprits.
Une guerre qui n’a été déclarée par aucun des parlements des pays européens impliqués. Comme quoi, pour décider des choses vraiment sérieuses (la guerre, le nucléaire, la nationalisation des banques défaillantes…), les dirigeants savent ce qu’il en est de la «démocratie représentative» : ils passent outre. Plus exactement, ils la mettent devant le fait accompli, en demandant au mieux une sorte de bénédiction.
Tel est le cas de cette «opération Chammal» en Mésopotamie, une guerre qui ne veut pas dire son nom, parfois désignée sous l’autre euphémisme de «participation des forces armées», puisqu’elle a été entérinée par le Parlement français une fois l’opinion publique doublement tétanisée par les attentats de Daech et par les remontrances gouvernementales.
La guerre entérinée
Photo Philippe Wojazer/ AFP
C’est ce que révèle la chronologie, que l’on peut rapidement retracer.
– Le 19 septembre 2014, le président Hollande décide de soutenir par l’aviation française les forces armées irakiennes, officiellement à la demande du président irakien Fouad Massoum. C’est le début de l’opération Chammal.
NB : l’histoire rappelle que pratiquement toutes les guerres ont démarré après un appel à l’aide d’une force locale et au nom d’une cause noble (protéger nos ressortissants ou nos biens, faire avancer les droits de l’homme, libérer le peuple…).
– Le 7 janvier 2015, des commandos se revendiquant de Daech commettent des attentats à Paris (Charlie Hebdo, Hyper Cacher).
– Le 13 janvier 2015, soit moins d’une semaine après, le gouvernement Valls demande aux députés et aux sénateurs de se prononcer sur la poursuite de l’opération Chammal. À l’Assemblée nationale, 488 députés votent pour et 13 s’abstiennent.
– Le 8 septembre 2015, le président Hollande décide d’étendre l’opération Chammal en Syrie «pour y neutraliser les camps d’entraînement de Daech». Sont désormais engagés un porte-avions, un sous-marin nucléaire, 64 Rafales et 6 Mirages 2000-D. Le Parlement français n’est pas consulté.
– Le 13 novembre 2015, des attentats commandités par Daech frappent Paris et Saint-Denis (Bataclan, rues dans des arrondissements populaires, Stade de France).
– Le 14 novembre 2015, le président Hollande décrète l’état d’urgence, qui est prolongé de trois mois à compter du 26 février 2016 après vote du Parlement.
– Le 14 janvier 2016, l’Armée française annonce 2 937 vols en Irak/Syrie dont 416 frappes. D’après le quotidien Le Monde, elle aurait largué 680 bombes (1).
La guerre sans euphémisme
Photo Hadi Al-Abdallah / AP
L’opération Chammal participe de la «coalition arabo-occidentale en Irak et en Syrie contre l’État islamique» qui s’est constituée en août 2014 et qui comprend 22 États. Outre les États-Unis, on y trouve, pour l’Union européenne, la France, la Belgique, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, le Portugal et le Danemark.
Les armées de Russie interviennent directement à partir de septembre 2015, puis se retirent en grande partie le 14 mars 2016, le régime de Bachar el-Assad que soutient Poutine ayant regagné le contrôle de la région d’Alep.
Daech subit des pertes, mais le conflit se démultiplie jusqu’en Turquie, en Libye, au Sahel et en Europe occidentale.
Des pourparlers sur la Syrie sont engagés à Genève, autre capitale européenne qui essaie de faire pendant à la paix ce que Bruxelles vient d’être pour la guerre. Mais ils patinent, d’autant que manquent les représentants kurdes dont le gouvernement turc ne veut toujours pas dans son obstination aussi rigide que mortifère.
Depuis le Traité de Lausanne (1923), l’histoire tourne ainsi en rond et la complicité objective entre Turcs et Occidentaux empêche toute résolution durable des problèmes, tandis que la Russie cherche à tirer les marrons du feu (2).
Les réfugiés syriens vers l’Europe
© Tobias Schwarz, AFP |
Depuis cinq ans, la guerre en Syrie a provoqué 250 000 morts et jeté sur les routes des centaines de milliers de réfugiés.
Ceux-ci ne se dirigent pas vers l’est ou le sud — il faudrait déjà qu’ils traversent l’Irak en guerre pour trouver asile, mais pour aller où ensuite : en Arabie saoudite dont les chaînes de télévision continuent leurs prêches contre les mécréants occidentaux, tandis que l’un de ses princes reçoit la légion d’honneur des mains mêmes du président français qui affirme lutter contre le djihadisme ?
En Iran dont le régime des mollahs, quoique en voie de très relatif assouplissement, n’a pas les vertus de la terre promise, une terre chiite de surcroît peu aimable pour les sunnites ?
En Afghanistan d’où fuient également des milliers de personnes ?
Les réfugiés syriens vont donc au plus proche et au plus logique : vers l’ouest et le nord, vers la mer, vers la Turquie, voisine, puis vers l’Europe occidentale où l’Allemagne de Merkel vieillissante et en perte de fécondité a notamment besoin de main-d’œuvre, même qualifiée.
Oui, l’Europe car le destin de la Syrie, comme celui de la Turquie, lui est intrinsèquement lié, historiquement et géographiquement.
Le lien européen : historique et géographique
© Ch. Dyonnet/ A.H Dufour (carte générale de l’Europe/ 1859)
Historiquement car, comme l’a rappelé un documentaire qui, ironie des temps, fut diffusé le soir même des attentats de Bruxelles, toutes ces régions relevant du défunt empire Ottoman ont été convoitées, soit accaparées, soit réorganisées, par les puissances européennes depuis les guerres des Balkans jusqu’aux traités consécutifs à la Première Guerre mondiale (3).
Géographiquement car, depuis l’invention de l’alphabet par les Phéniciens (qui occupaient les actuels Syrie, Liban et Palestine, en gros) et sa diffusion vers l’ouest, depuis la propagation des religions du Livre, depuis la circulation des routes commerciales terrestres (les Routes de la Soie) ou maritimes, depuis la centralité disputée de la Mésopotamie puis de la ville dite sainte de Jérusalem, un balancier de civilisation oscille autour de la Méditerranée.
Le géographe Élisée Reclus (1830-1905) ne s’y est pas trompé quand il commence sa monumentale Nouvelle Géographie Universelle (19 volumes, 1876-1894) non pas par la France, mais par l’Europe du Sud, berceau de cette civilisation, et que, au sein de cette Europe du Sud, il inclut la Turquie.
Certes, il y décrit essentiellement la Turquie d’Europe qui, à son époque, s’étend jusque dans les Balkans, mais, dans le tome IX intitulé «L’Asie antérieure» (une dénomination reprise du géographe Carl Ritter), il prend en compte l’ensemble de cette Turquie ottomane s’étendant des deux côtés du Bosphore.
Pour lui, ce «centre de l’Ancien Monde», «lieu facile de rencontres de populations différentes par l’origine et les mœurs», «ne peut manquer de reprendre une importance de premier ordre» puisque, même si «l’annexion de l’Asie Antérieure au monde occidental par la culture, le commerce, l’exploitation industrielle sera une œuvre longue et difficile […], le pays, se transformant peu à peu du pourtour vers l’intérieur, entre dans la sphère d’attraction européenne» (4).
Qu’on ne s’y trompe pas : quand Reclus parle d’Europe, il pense monde moderne. Pour lui, l’Europe et le monde européen sont moins des topographies que des topologies, avec ses régrès (colonisation, impérialisme, capitalisme) mais aussi ses progrès (instruction, science, technique, émancipation). Il reprendra cette approche métaphorique à propos de l’Algérie lorsqu’il évoquera «les pays mauritaniens, c’est-à-dire la région qu’on peut appeler l’Europe africaine» (5). C’est aussi ce que fera symétriquement Albert Camus estimant que «l’Afrique commence aux Pyrénées» (6 et 7).
Pas d’idéologie : des solidarités concrètes
© Eric Gaillard/REUTERS
La surenchère sécuritaire n’est pas la solution. L’instauration de plans Vigirates, de niveaux gradués d’alerte, de «déploiement des forces de sécurité», de mobilisation de troupes, de mesures sécuritaires en tout genre et même de l’état d’urgence n’empêche rien et n’empêchera rien, comme on vient encore de le constater à Bruxelles.
On se demande même si elle n’encourage pas les plus fanatisés à passer entre ses mailles. Elle a au moins pour conséquence de soumettre les citoyens à un régime de peur sinon d’intimidation, amoindrissant tout recul critique et toute pensée sereine.
En désignant implicitement des suspects potentiels à la vindicte populaire, elle ne peut en outre qu’encourager les fractures sociales entre les personnes d’origine différente sur fond d’arrivées de réfugiés. C’est d’ailleurs le souhait de Daech que de voir ainsi se radicaliser, par réaction, les personnes d’origine immigrée vivant en Europe.
Quant à la méthode du renseignement, prôné par les moins insensés, elle montre quand même ses limites. Ainsi, les frères El Bakraoui qui ont exécuté les attentats suicides à Bruxelles ne figuraient-ils pas, aux dernières nouvelles, sur les listes des suspects du djihadisme.
La dénonciation purement idéologique du djihadisme, pour aussi sympathique qu’elle puisse paraître quand elle n’oublie pas toutes les composantes de la question, n’est pas la réponse la mieux adaptée. Outre le fait qu’elle prendra du temps, qu’elle sera parfois artificielle et donc portant à côté, surtout quand elle sera encouragée par ceux-là mêmes qui continuent à bombarder les populations du haut de leurs avions inaccessibles, elle s’avère largement contre-intuitive puisqu’elle repose sur le même socle de foi que ce qu’elle combat : c’est croyance contre croyance. Or ce ne sont pas de croyances ni de foi dont nous avons besoin, mais de solidarités concrètes dans la raison.
Les pratiques sociales de solidarité, l’accession au bien-être matériel, celui-là même que recherchent les migrants de la misère, un fonctionnement collectif qui se débarrasse des illusions nationalistes ou fondamentalistes à l’école (si les programmes sont adaptés), au travail (quand il y en a) et dans les quartiers (quand ils sont équipés) : tout cela peut faire avancer la société. Certes là aussi, cela prendra du temps, mais dans la bonne direction.
La paix, la paix maintenant
Un préalable est toutefois nécessaire pour y parvenir. Il peut même être rapidement appliqué : refuser la guerre, refuser l’ingérence militaire dans les affaires d’autres pays, réclamer la paix, la solution politique. C’est un signal fort qui nous sortira de la logique mortifère des guerres du Golfe ou du conflit israélo-palestinien, de cette spirale infernale relancée par l’administration Bush.
Le Premier ministre Manuel Valls souhaite voir tourner «la page de l’angélisme et d’une forme d’insouciance» (déclaration du 23 mars). Mais c’est une autre page qu’il nous incombe d’écrire : celle de notre lucidité face à l’engrenage de la surenchère sécuritaire et guerrière afin de s’en prendre aux vraies causes.
Il ne s’agit ni d’un recul ni d’une abdication, mais de la prise de conscience du fait que, depuis plus d’un siècle, la guerre, dans cette partie du monde comme dans d’autres, n’est pas la solution mais le problème.
Cela, le peuple français, qui en a vu d’autres depuis la prise de la Bastille en 1789, et qui réglerait ainsi du même coup les déboires d’une décolonisation mal réussie, inachevée, peut le faire.
Le veut-il ?
- Philippe Pelletier a résidé et travaillé au Japon pendant sept ans, directeur scientifique du Festival international de géographie de Saint-Dié -des-Vosges. Son travail porte notamment sur le paysage, l’insularité et la géographie politique. Dernier ouvrage paru L’Anarchisme, vent debout !: Idées reçues sur le mouvement libertaire, Éditions Le Cavalier Bleu, 2013
(1) Guibert Nathalie (2015) : «Les non dits de l’opération «Chammal» en Irak et en Syrie». Le Monde, 4 décembre.
(2) Cf. les autres billets de la Lettre d’Orion comme «Super Yalta en Mésopotamie», «Charlie-Kobané», «Daech et COP21, le syndrome des 3 P (pétrole, pouvoir, paradis)».
(3) Jézéquel Sylvie et Damoisel Mathilde (2015) : La Fin des Ottomans. Documentaire en deux épisodes diffusés sur Arte le 22 mars 2016.
(4) Reclus Elisée (1884) : L’Asie antérieure. Nouvelle Géographie Universelle, t. IX, Paris, Hachette, 956 p., p. 4, 18 et 19.
(5) L’Homme et la Terre, t. V, p. 270.
(6) «Notre ami Roblès» (1959), Œuvres complètes, IV, p. 616.
(7) Pelletier Philippe (2015) : Albert Camus, Élisée Reclus et l’Algérie, les «indigènes de l’univers». Paris, Cavalier bleu, 162 p.