L’hebdomadaire satirique français rencontre un succès inégalé un siècle après sa création. Savant mariage d’investigation et d’humour, aucune publicité, bonne santé financière, Le Canard Enchaîné ressemble à un ovni dans le paysage médiatique mondial. Une recette qui ne garantit cependant pas sa survie à l’ère numérique.
Par Claudine Girod*
Article publié dans EDITO, le magazine des médias N°5/2015
Le Canard Enchaîné, «c’est le passe-muraille de la presse papier», écrit l’ancien rédacteur en chef de Libération Serge July dans son Dictionnaire amoureux du journalisme. C’est l’«un des rares organes de presse français à pratiquer un journalisme d’enquête sur les turpitudes des pouvoirs constitués et des élus. L’énumération de toutes ces affaires constitue une véritable histoire parallèle de la Vè République», salue le patron de presse.
La liste des affaires révélées par l’hebdomadaire satirique depuis sa fondation pendant la première guerre mondiale explique incontestablement pourquoi, depuis des décennies, tous les mercredis, ministres, parlementaires et dirigeants français scrutent sa célèbre page 2 baptisée «La mare aux Canards» dans un piquant mélange d’anxiété et de plaisir.
De l’affaire des «diamants» de Giscard en 1979 à la publication, la même année, de la feuille d’impôt de l’industriel Marcel Dassault – alors première fortune de France – en passant par les vacances en Tunisie de la Ministre Michèle Alliot-Marie en 2011, Le Canard Enchaîné joue avec constance le rôle qu’il s’est assigné: être à la fois «le fou du roi et le garde fou de la République», selon la formule de son directeur de la publication Michel Gaillard.
Ce «petit» journal de huit pages à la maquette surannée, au ton impertinent et narquois, reste aujourd’hui encore l’un des titres les plus redoutés dans l’Hexagone, peut-être même l’un des derniers. Sa devise, «La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas», n’a pas changé depuis 1915, lorsque Maurice Maréchal et sa femme Jeanne décident dans leur salle à manger avec une poignée de journalistes de se lancer dans l’aventure à partir de presque rien.
Le Canard Enchaîné est né de la guerre, dans la guerre. Dans son premier numéro, le titre s’engage à ne publier que «des nouvelles rigoureusement inexactes», ajoutant: «Le public veut des nouvelles fausses pour changer, il en aura. Le Canard Enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes. Chacun sait en effet que la presse française depuis le début de la guerre ne communique à ses lecteurs que des nouvelles implacablement vraies».
Face à une censure qui permet aux autorités militaires de suspendre toute publication dès qu’elles le jugent nécessaire, l’humour reste l’ultime arme pour lutter contre la propagande et le bourrage de crâne orchestrés par les Etats-majors bien au chaud à «l’arrière» qui envoient les Poilus à la boucherie.
La première version du journal, parue le 10 septembre 1915, est sabordée au bout de cinq numéros par son fondateur pour reparaître l’année suivante avec une nouvelle formule.
Le nom de baptême de l’hebdomadaire renvoie bien évidemment à l’argot de la presse, un «canard» signifiant journal, mais le couple Maréchal n’ignore pas son sens premier: un canard, c’est d’abord une fausse nouvelle, le nom que l’on donnait aux 17 et 18e siècles dans les campagnes à ces petits journaux qui racontaient des histoires (dans tous les sens du terme).
Si les fondateurs «enchaînent» leur Canard, c’est pour se moquer de Clémenceau, qui, après, avoir lancé en 1913 L’homme Libre, avait rebaptisé son quotidien L’homme Enchaîné suite à des démêlés avec la censure. Une fois devenu président du Conseil, le Tigre se rangea à une toute autre définition de la liberté de la presse. A ceux qui lui demandaient de l’abolir, il aurait répondu: «Vous me prenez pour un con!» Une anecdote que les fans du Canard aiment à rappeler.
Moins connue mais tout aussi savoureuse, une petite histoire dans la grande histoire concerne le journaliste suisse Victor Snell, premier rédacteur en chef du Canard. Ce dernier avait prêté une pièce de cent sous à Mussolini, alors socialiste désargenté à Genève. Un argent dont Victor Snell ne reverra jamais la couleur et qui lui inspirera une rubrique à succès appelée «Et mes cent sous?».
La réussite du journal satirique s’est certes d’abord bâtie à coups de révélations qui ont secoué la République française et sont allées parfois jusqu’à pousser à la démission de hautes personnalités de l’Etat (voir encadré). Mais, au-delà de ce journalisme de «niche» et de «l’esprit Canard», c’est bien son indépendance financière qui lui a permis de conserver son indépendance rédactionnelle. Les journalistes du Canard s’engagent d’ailleurs toujours à refuser tout emploi public, toute décoration, toute distinction. En cas d’infraction, c’est la porte.
Laurent Martin, auteur d’une thèse sur Le Canard Enchaîné, présente l’hebdomadaire comme «objet politique mal identifié» qui «mêle dans ses colonnes, au gré des époques, des auteurs et des circonstances, des textes et des dessins d’inspiration radicale, communiste, voire des références proches d’un anarchisme de droite». «Une culture politique extrêmement composite (au point qu’il faudrait plutôt parler de cultures politiques), sans attache partisane», qui est «l’une des clefs de son succès sur le long terme», affirme l’universitaire.
En 1917, Le Canard Enchaîné vendait 40 000 exemplaires par semaine. En 1936, 275 000. En 2014, l’hebdomadaire fait état de près de 390 000 exemplaires vendus, en majorité au numéro. Il résiste mieux que le reste de la presse française, avec une baisse de ses ventes de 2,5%, mais des comptes dans le vert.
Ses recettes ont à peine baissé l’an dernier, à 24,4 millions d’euros, et son bénéfice a augmenté de 20%, à 2,4 millions. En revanche les ventes des «Dossiers du Canard», des suppléments thématiques, ont elles enregistré un recul de près de 15% à 59.206 exemplaires en moyenne.
«Notre formule, ça fait vintage et un peu ringard, mais en même temps ça marche», analyse Louis-Marie Horeau, rédacteur en chef du «Palmipède». «On ne dit pas qu’on n’évoluera jamais, mais on le fait avec prudence. Les sites des journaux en publiant leur contenu sur internet gratuitement se sont piratés eux-mêmes. Le secret de la liberté, c’est d’être indépendant financièrement», insiste le patron de presse.
L’historien de la presse française Patrick Eveno émet néanmoins des doutes quant à la pérennité du Canard à l’ère numérique. Certes, «ils sont assis sur un tas d’or (leur réserve est évaluée à une centaine de millions d’euros, selon les experts), mais pour combien de temps?», s’interroge-t-il. Autre handicap pour le volatile: son lectorat est «vieillissant, en recul et provincial», affirme l’universitaire. Et surtout, assène-t-il, ils sont cernés par le site Mediapart du côté de l’investigation et par Le Gorafi du côté de la dérision.
Certains n’hésitent pas à aller jusqu’à qualifier sévèrement la rédaction du « Palmipède » en la taxant de cercle fermé de vieux messieurs machos un peu has been dont les sources politiques se tarissent au point qu’ils ne seraient plus en mesure de sortir les scoops qui leur assuraient jusqu’ici le succès.
Sans application, ni compte Facebook, un compte Twitter au contenu limité et un site internet qui ne publie que les unes, le Canard ne semble pas prêt à se jeter dans la «cyber-mare». «Ils sont menacés par l’instantanéité, les choses finissent par fuiter. Peut-être que l’avenir leur donnera raison, mais en n’étant pas sur le numérique, la marque est absente et, dans dix ans, les jeunes ne connaîtront plus le nom du Canard Enchaîné», juge le rédacteur en chef du Journal du Dimanche, auteur d’un livre sur l’hebdomadaire.
* Claudine Girod est journaliste et blogger indépendante http://www.citizenclo.org
Les plus grands coups de becs du «Palmipède»
Le 10 octobre 1979, Le Canard enchaîné révèle que des diamants de 30 carats d’une valeur de 1 million de francs français auraient été remis, en 1973, à Valéry Giscard, alors ministre des Finances, par le Président de la République centrafricaine, Jean Bédel Bokassa. L’hebdomadaire est vendu à 900 000 exemplaires. Cette affaire empoisonne la fin de mandat du Président conservateur français, battu en 1981 par le socialiste François Mitterrand.
La même année, le journal satirique obtient la feuille d’impôt de Marcel Dassault (ingénieur, homme politique, et première fortune de France). Selon le document qu’il publie, Marcel Dassault ne s’attribue aucun salaire des entreprises aéronautiques qu’il détient, mais s’accorde un revenu annuel de 54 millions de centimes au titre de rédacteur en chef de Jours de France, un magazine féminin français qu’il possédait. Le Canard écoule 778 000 exemplaires.
Le 13 mai 1981, l’hebdomadaire révèle des faits accablants concernant l’ancien ministre de Valéry Giscard d’Estaing, Maurice Papon. Il produit des documents signés prouvant son implication en tant que Secrétaire général de la préfecture de Gironde entre 1942 et 1944 dans la déportation de 1690 Juifs à Bordeaux. Le journal est vendu à 1,2 million d’exemplaires. L’ancien ministre gaulliste sera inculpé de crimes contre l’humanité et condamné en 1998 à 10 ans de prison.
En 1989, une autre des enquêtes du Canard permettra l’arrestation et la condamnation d’un autre ancien collaborateur français avec l’Allemagne nazie, Paul Touvier, en révélant sa protection par une association catholique traditionaliste.
Plus récemment, en 2011, le journal fait état des vacances en Tunisie de la Ministre française des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, en plein soulèvement contre le Président de l’époque, Ben Ali, et met en lumière les largesses dont elle a bénéficié de la part d’un homme d’affaires proche du pouvoir. Elle sera contrainte à la démission.
En janvier dernier, d’abord tiré à 635 000 exemplaires, le Canard Enchainé décide de tirer finalement son numéro du mercredi 14 janvier à 1 million d’exemplaires après les ventes massives de Charlie Hebdo (5 millions d’exemplaires) consécutives à l’attentat du 7 janvier.